Dans une allocution aussi brève qu’importante prononcée sur la Colline du Parlement, le premier ministre Justin Trudeau a récemment annoncé que le gouvernement du Canada soulignera officiellement la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine, proclamée en 2014 par l’Assemblée générale des Nations unies pour la période 2015 à 2024.

Il a reconnu à cette occasion que l’un des principaux problèmes des Canadiens noirs réside dans leur surreprésentation dans les pénitenciers. « L’interaction entre les Canadiens noirs et le système correctionnel est source de nombreux défis, a-t-il déclaré, de la discrimination par les forces de l’ordre à leur surreprésentation dans nos prisons. Le pourcentage des détenus noirs s’élève ainsi à 8,6 % alors que les Canadiens noirs ne représentent que 3,5 % de la population. »

Ce discours et la déclaration officielle qui l’accompagne marquent une évolution bienvenue, tout autant qu’une reconnaissance sans précédent par un premier ministre en exercice des effets profonds et pernicieux du racisme anti-Noirs. Mais surtout, la Décennie internationale offre l’occasion de s’attaquer aux causes sous-jacentes de la criminalisation des Canadiens noirs et d’adopter des mesures concrètes en vue d’éliminer le racisme au sein du système de justice pénale.

La criminalisation chronique des Canadiens noirs

Comme je le soulignais récemment dans Options politiques, le racisme systémique observé dans les forces de l’ordre et les tribunaux remonte au moins aux années 1980. Et depuis lors, il s’est poursuivi à un rythme qui a fait bondir le taux de surreprésentation des Noirs dans les pénitenciers.

C’est ainsi que le Rapport annuel 2012-2013 du Bureau de l’enquêteur correctionnel (BEC) du Canada révèle que le nombre de détenus noirs y a augmenté chaque année de 2003 à 2013, soit de près de 90 % durant toute cette période, alors que celui des détenus blancs a plutôt reculé de 3 %. Et si le taux d’accélération de la surreprésentation des Noirs a légèrement ralenti depuis 2013, cette tendance reste extrêmement troublante.

Se référant à ses conclusions de 2013, le Rapport annuel 2016-2017 du BEC conclut d’ailleurs que « quatre ans plus tard, très peu de choses semblent avoir changé pour les détenus de race noire purgeant une peine de ressort fédéral ».

Cette situation menace à elle seule les valeurs canadiennes de multiculturalisme et d’égalité, mais elle n’a rien d’un phénomène isolé. De fait, cette tendance en matière d’incarcération n’est pas étrangère à la pratique endémique du profilage racial, notamment sous forme de vérifications dans la rue et de contrôles d’identité aléatoires, et est devenue un phénomène pancanadien.

Il faut également noter que les Noirs constituent non seulement une proportion anormalement élevée de la population carcérale, mais qu’ils sont souvent traités de façon particulièrement rude dans les pénitenciers. Rappelons à cet égard que la pratique de la ségrégation, ou de l’isolement cellulaire, est considérée comme une forme de torture par l’ONU et plusieurs organismes canadiens de défense et des droits de la personne.

Selon un rapport publié en 2015 par le BEC, « [l]e nombre tant de placements [en isolement] que de détenus a nettement augmenté chez les Noirs depuis 10 ans ». De 2005 à 2015, le nombre de Noirs placés en isolement a ainsi augmenté de 100,4 %. Pendant cette même période, rapportait le Globe and Mail, celui des Autochtones placés en isolement a augmenté de 31,1 %.

Un programme qui favorise l’évolution des politiques de justice pénale

Dans le cadre de la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine, l’ONU a conçu un programme d’actions rigoureux et détaillé pour guider les pays comme le nôtre, notamment en ce qui a trait à l’élimination du racisme anti-Noirs dans les systèmes de justice pénale. Les États sont exhortés à prendre 11 mesures de promotion et de protection des droits des personnes d’ascendance africaine. On y trouve des mesures fondamentales tenues pour acquises au Canada, par exemple l’établissement de lois sur l’égalité et la mise en œuvre de tribunaux des droits de la personne, mais aussi des projets plus ambitieux axés sur la notion de réparation pour les torts causés par les systèmes de justice pénale ayant perpétué les bases et les conséquences d’un asservissement sanctionné par les États.

Parmi les critiques soulevées par l’annonce de Justin Trudeau, on a déploré qu’elle ne s’accompagne d’aucun plan d’action ni d’aucune plateforme susceptibles de produire un véritable changement politique. C’est une critique légitime, et Ottawa pourrait y réagir en menant un examen officiel du programme de l’ONU. Car si notre pays a déjà adopté, sous certaines formes, plusieurs des mesures qu’il préconise, les données montrent que d’importants problèmes subsistent depuis plusieurs décennies. Le programme de l’ONU pourrait donc servir de référence à nos professionnels du droit pour évaluer objectivement les progrès et lacunes du pays en ce qui touche l’accès à la justice pour les Canadiens noirs.

Le premier ministre Justin Trudeau annonce que le Canada soulignera la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine, le 30 janvier 2018. La Presse canadienne / Adrian Wyld.

Les mesures préconisées présentent aussi l’avantage d’être articulées de façon à mettre en évidence que le racisme systémique du système judiciaire à l’égard des Canadiens noirs est lié inextricablement à d’autres domaines comme la pauvreté, la santé, l’éducation, l’emploi, le logement. Bref, si le Canada souhaite donner forme et substance à sa participation jusqu’ici symbolique à la Décennie internationale, il doit s’inspirer de la lettre et de l’esprit du programme d’activités de l’ONU pour entreprendre de réels changements politiques.

Vers une réforme de la justice pénale pour les Afro-Canadiens

Nul besoin d’aller très loin pour trouver des idées crédibles et des données probantes sur les moyens de combattre la criminalisation chronique des Canadiens noirs : il suffit de lire le compte rendu de septembre 2017 sur la mission au Canada du Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine de l’ONU, ce que nous recommandons vivement à Justin Trudeau et à Ralph Goodale, ministre de la Sécurité publique, de même qu’à Jody Wilson-Raybould, ministre de la Justice et procureure générale du Canada.

En octobre 2016, les experts de ce groupe ont rendu visite à des Canadiens noirs de Toronto, Ottawa, Montréal et Halifax afin de mieux comprendre leur situation. Hélas, mais sans véritable surprise, ils ont vite été frappés par l’ampleur des inégalités raciales au sein de notre système de justice pénale. Le groupe a publié une longue déclaration aux médias et une liste détaillée de recommandations en vue d’améliorer le système, précisant que cette mission avait soulevé parmi ses membres de sérieuses questions sur le racisme systémique anti-Noirs au sein du système canadien de justice pénale.

Signalons d’ailleurs que le Rapport annuel 2016-2017 du BCE appuie et reprend certaines de ces recommandations, soit celles qui incarnent le plus légitimement possible la volonté des Canadiens noirs d’éliminer le racisme anti-Noirs au sein du système.

Pour orienter et soutenir le processus de priorisation et d’application des recommandations du groupe d’experts de l’ONU et de toute autre source digne de foi, Ottawa devrait aussitôt prendre les mesures nécessaires à la création d’un portefeuille de justice afro-canadienne au sein de son ministère de la Justice, mais aussi d’une direction de la prévention du crime et de la sécurité des communautés afro-canadiennes au sein de son ministère de la Sécurité publique.

Une approche politique distincte pour une population distincte

Comme aucun premier ministre ne l’avait fait avant lui, Justin Trudeau a souligné dans son allocution que « les personnes d’ascendance africaine représentent un groupe distinct ». C’est d’ailleurs l’une des principales raisons qui expliquent la nécessité d’une approche ciblée pour lutter contre le racisme anti-Noirs à l’échelle du pays, a-t-il ajouté, et plus précisément au sein du système de justice pénale.

En tant que groupe distinct, les Afro-Canadiens doivent effectivement bénéficier d’une approche politique distincte : ils se heurtent collectivement à des problèmes singuliers et chroniques issus du racisme systémique anti-Noirs observé dans notre système judiciaire.

Le premier ministre a aussi noté que le Canada doit « faire mieux » pour les Canadiens noirs. Qu’il me permette d’exprimer mon désaccord.

Subissant depuis des siècles un système qui leur est profondément défavorable, les Canadiens noirs méritent davantage qu’un système « amélioré » : il serait en effet inadmissible de placer la barre aussi bas. Nous réclamons plutôt un système qui nous rendra pleinement justice et sera digne de porter son nom.

Comment ? En mettant ces mots du premier ministre en application : « Pour résoudre les problèmes des Canadiens noirs, il faut la participation de tous les Canadiens. »

Mettons-nous au travail !

 

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